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Photo du rédacteurDominique Allemand

Mes amis les chiens et moi dans le pays de Beuil.

Avec mes amis Setti, Mélèze, Rivière et Bernard, tous les jours, sans exception, nous parcourons ensemble les montagnes alentours dans un rayon de 5 km, ce qui représente une surface d'approximativement 80 km2 ou 8000 hectares.

Tout un univers que nous explorons quotidiennement sans jamais de lassitude et avec toujours autant de surprises. Je suis l'alpha, le chef de meute, enfin, c'est l'illusion que veulent bien me donner mes amis. Je suis l'alpha parce que je les nourris, je leur prépare des petits plats tous les jours, mais je suis un piètre chasseur, un novice incapable d'apprendre car dépourvu des sens-ciel. Je ne vois rien, je n'entends rien et je ne sens rien.

Nous faisons meute chaque jour en parcourant notre territoire, un rituel de rassemblement qui nous permet de nous retrouver ensemble avec le même but, s'émouvoir du vivant. Chacun de nous mène sa vie le long du parcours tout en gardant le cap commun. Chacun montre aux autres, tout au long du périple, ses découvertes. Une fois c'est une odeur déposée sur une étroite brindille. Une autre fois, c'est une piste d'effluve qui ruisselle entre les arbres. Parfois, il s'agit d'un animal devenu visible l'espace d'un instant. Il est rare que je désigne, pour ma part, l’imperceptible. Je fantasme, par contre, ce que mes amis veulent bien me laisser imaginer au travers de leur conversation avec l'insaisissable.

Chacun parle et fait ses discours pendant le trajet, des aboiements lourds et prononcés lorsqu'une découverte est fondamentale, des cris entre joies et pleurs lorsqu'il s'agit de courser l'animal secret, des jappements de guerre lorsqu'un intrus a pénétré notre territoire. Quant à moi, mes cris sont essentiellement ceux du rassemblement.

Nous sommes rarement dans les sentiers car nous avons nos propres chemins, nos repères, notre géographie, notre cartographie fait d'un espace en mouvement perpétuel. La figuration du décor habité n'est jamais la même, tous les jours les éléments et le vivant façonnent différemment notre monde. C'est le vent, qui ici, a arraché un branche ou couché les herbes, c'est le soleil et les nuages qui déploient leur clair-obscur sur les arbres, C'est la neige qui réarrange les contours, c'est les bousiers qui déplacent des tonnes d'excrément d'un point à un autre, C'est les cerfs qui se sont limés les bois sur un jeune mélèze, c'est les sangliers qui ont labouré la prairie, …

La neige, telle qu'elle vient de tomber ces derniers jours, est un révélateur de vies pour mes sens sclérosés. Une vie tourmentée par la lourdeur soudaine du sol. Je perçois, enfin, le tourbillon de l'être et le parlement de déplacement qui s'est exprimé. Les traces de courses difficiles des grands mammifères, les fossiles de battements d'ailes, l'effleurement délicat du lièvre et je conçois un peu, en cet instant, ce que mes amis comprennent quotidiennement. Pour mes amis, ce monde est bien plus subtil, ils n’ignorent rien de la scène qui s’est déroulée sous cet arbre ni de quand elle date. Ils n’ignorent rien des propriétaires des traces impressionnistes laissées par la faune sous forme d'urine, d'excréments, de parfums, de salives et de sculptures sur la roche, dans les arbres ou à même la terre. Ils discernent les intentions de chaque cicatrice dans le décor. Le rythme et l'amplitude de la course de cet animal pour fuir, pour jouer ou pour traquer. La durée de la présence de tel autre pour marquer, inspecter ou se reposer.

Je me prends quelquefois à rêver que notre présence, la meute, un cinquième humaine et quatre cinquième chien, a un rôle à jouer dans ce monde. Un rôle préventif peut-être. Nous sommes des prédateurs, identifiés comme tels, il n'y a aucun doute. Même le loup nous fuit, se souvenant viscéralement ce que l'homme et le chien lui ont fait subir dans l'histoire. Notre présence effraie. Mais nous sommes des prédateurs inoffensifs. Nous en avons l'aspect mais incapable du passage à l'acte. Courser oui, tant bien que mal, attraper non car pas assez sauvages. C'est donc un entraînement pour les lièvres, marmottes, cerfs, Bouquetins, Chamois et Chevreuils que nous croisons.

Un rôle de bâtisseur de route, peut-être, lorsqu'il neige. Lorsque la neige ajoute son épaisseur de légèreté sur le sol, les animaux souffrent de leur mouvement. Tout devient plus difficile pour eux, se déplacer, se nourrir et mener leur vie sociale. En arpentant ces montagnes nous construisons, tous les cinq, des chemins solides. Chacun marchant dans les pas de l'autre, nous stabilisons le sol et sillonnons ce monde de sentiers empruntables par la faune.

Pour mes amis chiens, bien plus encore que pour moi, ce monde est enivrant de richesses vivantes et je les remercie chaque jour de m'y guider malgré mon handicap d'humain.

De me guider dans ce pays que les hommes nomment le pays de Beuil.


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